Les rêveurs : rencontre avec Isabelle Carré et Bernard Campan
- Laurence Ray
- il y a 8 heures
- 7 min de lecture
En 2018, lorsque Les rêveurs, le premier roman d'Isabelle Carré a été publié, on ne s'attendait pas à ce qu'elle raconte la souffrance qu'elle avait vécue pendant son adolescence, et qui l'avait contrainte à être internée dans un hôpital psychiatrique pendant plusieurs semaines. Cette histoire est maintenant un film (au cinéma le 12 novembre) et les images vont en quelque sorte prendre le relais des mots. C'est Isabelle Carré elle-même qui a réalisé le film adapté de son roman.
Elle le voit comme « un outil pour faire bouger les choses et redonner de l'espoir aux adolescents ». C'est ce qu'elle nous a dit lors du festival Cinéroman de Nice où le film était présenté en avant-première. Elle était accompagnée de Bernard Campan, à qui elle a confié le rôle d'un médecin dans son film. Une évidence pour elle comme pour le public, habitué à les voir former des duos au cinéma comme au théâtre. Ils sont d'ailleurs en ce moment à l'affiche de la pièce Un pas de côté, qui connaît un beau succès à Paris, après ses débuts au théâtre Anthéa d'Antibes. Entre deux représentations, nous les avons rencontrés à l'hôtel Négresco.

Les rêveurs est d'abord un livre que vous avez écrit il y a sept ans. Qu'est-ce qui a déclenché l'envie d'en faire un film ?
Isabelle Carré : A la sortie du livre en 2018, le producteur Philippe Godeau, avec lequel j'avais fait Se souvenir des belles choses est venu me voir et m'a dit qu'il pensait que je pouvais en faire un scénario et puis réaliser le film. Ce n'était pas du tout ce que j'avais en tête. Pour moi, mon endroit d'expression idéal, c'était le roman. Il est revenu plusieurs fois vers moi , entre-temps j'ai sorti deux autres livres puis le confinement est arrivé en 2020. Et là, j'ai vu que les chiffres concernant la désespérance des jeunes flambaient et j'ai continué à suivre ça avec d'autant plus d'attention que ça faisait écho en moi à cette fragilité que j'avais connue.
Quand j'ai vu que les chiffres ne baissaient pas, qu'il n'y avait pas de décrue d'hospitalisation, même deux ans après le confinement, je me suis dit qu'il pouvait être intéressant de mettre en perspective mon expérience dans cet hôpital psychiatrique dans les années 80 avec ce que peuvent vivre les jeunes aujourd'hui et que,au-delà de ça, le film pourrait être un outil pour parler de l'état de la pédopsychiatrie dans les années 80, et de ce qu'elle est aujourd'hui.
Un outil pour essayer de faire bouger les choses. Je suis mère de trois adolescents et je voyais bien quand j'évoquais ce projet autour de moi, que tout le monde me disait que quelqu'un dans son entourage proche était concerné par le problème. Quand vous avez en face de vous des gens qui vous communiquent leurs histoires particulières, vous avez le sentiment qu'il y a beaucoup trop d'appels au secours et qu'il faut peut-être que la société se réveille et surtout prenne la mesure de ce qui est en train de se passer pour trouver les bonnes réponses.
Le livre raconte ce que vous avez vécu adolescente. N'était-ce pas trop difficile pour vous de dévoiler au grand public ce moment de votre vie ?
Isabelle Carré : Au moment de la sortie du livre, ça a été vertigineux pour moi parce que, effectivement, c'était une mise à nu, même si j'ai tenu à ce que soit écrit le mot roman. J'ai voulu m'appuyer complètement sur ma subjectivité. Ce n'est pas du tout la même démarche que Mon vrai nom est Elisabeth, le livre de qui connaît un grand succès en librairie en ce moment. Je trouve ce livre absolument passionnant et éclairant.
Moi, ma démarche était très différente. C'était parler vraiment avec ma subjectivité, ne surtout pas enquêter, ne surtout pas aller voir dans les registres familiaux, ni questionner les uns et les autres. Je voulais cet espace de liberté et de créativité. En revanche, ce qui s'est passé dans cet hôpital psychiatrique, je l'ai vraiment vécu.
C'était très différent pour ce qui concernait mes parents. Là, je me laissais une marge de réinterprétation, aussi pour les protéger, en quelque sorte. Mais pour moi, pour ce qui me concernait, je n'avais pas spécialement besoin ni envie de me protéger. Au contraire, j'avais envie de partager cette expérience au plus proche de ce qu'elle a été, même si les souvenirs déforment, au plus proche de mon ressenti en tout cas, pour bien mettre en parallèle ce qu'était l'état de psychiatrie dans les années 80, et ce qu'elle est aujourd'hui. Je suis allée faire de vrais ateliers d'écriture à la Maison de Solène ; j'ai aussi passer des matinées entières à la Pitié-Salpêtrière, j'ai rencontré tous les grands professeurs des hôpitaux de la région parisienne.
Bande annonce du film 'Les rêveurs"
Pensez-vous que par le film va contribuer à informer davantage les jeunes ? On constate qu'ils lisent de moins en moins. Le fait de passer par le cinéma peut avoir un plus gros impact sur eux...
Isabelle Carré : Oui, absolument. On l'a vu pour Le consentement de Vanessa Springora. Les jeunes se sont emparés du film et ça a surpris tout le monde parce que ça n'avait pas été le cas pour le livre. Peut-être que le film leur parlait davantage, qu'ils s'adressait peut-être plus à eux que le livre. En tout cas, ça a été ma démarche pour l'écriture du scénario. Je n'ai pas voulu que l'image soit trop sombre, ni qu'on voie des enfants se faire piquer avec des seringues, ou qu'on voie vraiment les luttes.
C'est filmé en contre-plongée, donc on ne voit pas les coups. C'était absolument essentiel pour moi de les protéger de ces visions trop brutales aussi parce que je ne voulais pas que ceux qui sont dans ces hôpitaux en ce moment, ou qui en sortent ou qui en sortiront, se sentent stigmatisés. Je souhaitais que ça soit le plus doux possible, même avec le plus d'accent de vérité possible. Je ne voulais pas d'un film choc à la façon de Vol au-dessus d'un lit de coucou.
Il fallait que le film soit vraiment adressé aux jeunes et qu'ils puissent sortir de la projection en se disant qu'il y a des solutions : la thérapie, mais aussi l'amitié, le fait de parler avec leurs parents. Et puis, le film, c'est aussi un outil pour parler de la pédopsychiatrie. En France, il y a seulement cinq cents pédopsychiatres, dont la moitié va partir à la retraite dans les prochaines années. C'est un sujet brûlant : il faut que la société prenne la mesure des enjeux qui existent aujourd'hui parce que ces enfants grandissent, et beaucoup ne sont pas aidés. Comme je le dis à la fin du film, un enfant sur deux n'est pas aidé, alors qu'il devrait l'être.
Bernard, vous interprétez justement un pédopsychiatre dans le film...
Bernard Campan : Je suis très heureux d'avoir participé à ce film. Ce n'est pas juste un film qu'Isabelle a fait pour se faire plaisir ou pour se prouver quelque chose à elle-même. Au-delà de sa beauté et de son aspect artistique, c'est un film fait pour être utile, pour tendre la main à une jeunesse, qui aujourd'hui, comme à son époque, peut se trouver en perdition. C'est ça qui est très beau et très touchant.
Comment est Isabelle Carré sur un plateau de tournage comme réalisatrice ?
Bernard Campan : Je ne me suis même pas posé la question, tellement ça a été évident. Elle m'a dirigé, d'une façon tellement douce, que je n'ai rien senti. Ça s'est fait de façon très fluide, toute simple. J'ai le souvenir de la scène de la boum. J'ai vu Isabelle, déjà exténuée à ce moment-là du film, se démener comme un diable, pour entraîner les enfants dans la danse qu'ils font, et danser avec eux, de la répétition jusqu'à la dernière prise. Elle a dansé 15 fois et toute la journée !
Isabelle Carré : Ce qui était compliqué, c'était que ce jour-là, comme tous les autres jours, il y avait très peu d'horaires possibles. En France, il y a une réglementation : on peut travailler avec les enfants les plus jeunes 4 heures par jour maximum et 6 heures en période de vacances. Comme il n'y avait que des enfants, en grande majorité, c'était intense !
Au delà de la scène de la boum, la musique est très présente dans le film. C'est votre frère qui l'a composée. Comment s'est passée cette collaboration ?
Isabelle Carré : Pendant plusieurs mois, avant le tournage et même pendant, je l'inondais de musiques qui m'inspiraient. Après, lui, il a renvoyé les premières musiques dont on avait besoin sur le tournage au piano. Aussi, on a beaucoup parlé de la musique au moment du grand travelling extérieur avec les enfants qui sont dans leur lit.
Il a été complètement incroyable parce qu'à chaque fois qu'il m'envoyait des musiques, c'était ça. Au montage, on s'est calé sur sa musique ou alors c'est la musique qui s'est calée sur nous d'une façon assez magique. Tout était évident. Depuis que je suis petite, je pense que c'est un compositeur de musiques de films né et je ne m'étais pas trompée ! Je suis certaine qu'il va continuer avec plein d'autres metteurs en scène. Et je ne dis pas ça parce que c'est mon frère ! En ce moment, on est en train de travailler sur la bande originale du film. Elle sera sur les plateformes. Il y aura les compositions de mon frère mais aussi les musiques qu'on a eu la chance d'avoir pour le film : Dalida, Madness, Spandau Ballet, les titres qu'on aime des années 80 et puis la merveilleuse Symphonie des éclairs que Zaho de Sagazan nous a fait la confiance de nous offrir.
C'est Tessa Dumont Janod qui interprète l'adolescente que vous étiez dans le film. La ressemblance entre vous deux est frappante....
Isabelle Carré : Quand j'ai vu sa photo, j'ai dit : « mais c'est incroyable, c'est moi, on se ressemble beaucoup ! ». Puis j'ai regardé sa vidéo où elle parlait de sa tristesse d'avoir dû abandonner la danse parce qu'elle était trop petite et qu'elle ne correspondait pas aux critères de l'Opéra de Paris alors qu'elle rêvait de ça. Je me suis revue, moi, abandonnant la danse au même âge. C'était incroyable et puis plus ça allait dans la façon qu'elle avait de s'exprimer, plus j'avais l'impression de me voir. Mais comme elle n'a pas mon hyper-émotivité, on a dû faire un vrai travail ensemble. Elle avait beaucoup de pudeur, et donc il a fallu, pendant le tournage, lui permettre d'exprimer ses émotions et de les trouver ensemble. Ça a été un vrai challenge qu'on a eu elle et moi. Et on a trouvé le chemin !
Les rêveurs d'Isabelle Carré au cinéma le 12 novembre.




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