Interview de Anthony Passeron, l'auteur de "Jacky"
- Laurence Ray
- il y a 3 jours
- 9 min de lecture
Trois ans après Les enfants endormis, son premier roman qui avait bouleversé les lecteurs, Anthony Passeron est de retour dans les librairies avec Jacky (éditions Grasset). On appelait son père ainsi dans le village de l'arrière-pays niçois où il a vécu une grande partie de sa jeunesse. C'est à lui qu'Anthony Passeron doit la découverte des jeux vidéo. Avec son frère jumeau et ses copains, il va s'adonner des heures entières à ce qui va devenir pour eux bien plus qu'un passe-temps ou un loisir.
Le livre est découpé en trois parties suivant la chronologie de l'histoire des jeux vidéo. Reprenant un peu le dispositif narratif de son premier livre, Anthony Passeron entremêle les parties documentées, historiques et l'intime, l'histoire de sa famille et surtout celle de son père, Jacky qui les a abandonnés lorsqu'ils avaient treize ans.
Avant sa venue au Château de Crémat jeudi 2 octobre dans le cadre d'une soirée consacrée à la rentrée littéraire organisée par la Fnac, Anthony Passeron nous a parlé de Jacky.

Dans le livre, on a l'impression que les jeux vidéo ont été pour vous une sorte de bouée de sauvetage pour combattre l'ennui et l'enfermement inhérents à la vie dans ce village de l'arrière-pays niçois...
Anthony Passeron : Oui, il y avait un enfermement géographique mais aussi culturel parce qu'il se passait moins de choses que dans une ville. Mais avec l'arrivée des jeux vidéo, une culture mondiale est devenue tout à fait accessible dans un monde où justement les choses ne sont pas accessibles. Malheureusement, il en a été un peu de même avec le Sida c'est-à -dire que le virus a quand même pu arriver dans la vallée où on habitait, même si elle était enclavée. J'avoue que cette idée de l'enfermement m'obsède et les jeux vidéo m'ont permis de raconter d'abord l'histoire du lien père-fils de manière pas trop frontale et accessoirement aussi de raconter la jeunesse de toute une époque. Qu'on y ait joué ou pas, on n'a pas pu ignorer les jeux vidéo. L'idée de revendiquer un peu ce patrimoine de seconde zone dans un milieu littéraire où il n'est pas très valorisé me plaisait beaucoup.
Vous êtes devenu professeur et maintenant écrivain. Pourtant, quand vous étiez à l'école et au collège, vous privilégiez les jeux vidéo, au détriment de la lecture....
Anthony Passeron : Quand on ne s'y intéresse pas, on ne soupçonne pas à quel point il y a des questions de narration, de point de vue narratif dans les jeux vidéo. Même dans les jeux les plus rudimentaires, il y avait déjà cette question-là . C'est vrai que ça a été pour moi une porte ouverte vers l'imagination. La première fois que je me suis rendu à la médiathèque de mon village, c'est parce qu'elle prêtait une Game Boy. Aujourd'hui, les jeux vidéo ont fait leur entrée dans la plupart des médiathèques. Parfois même, des bibliothécaires font des présentations d'un jeu d'une certaine époque pour les plus jeunes générations, pour leur montrer que les jeux actuels ont été inspirés de vieux jeux. Il y a quand même un vrai travail culturel à faire. Avec ce livre, j'avais envie de revendiquer le patrimoine qui était le mien, même si depuis j'ai aussi lu des livres et je suis aussi allé voir des films au cinéma. Je voulais aussi que des gens qu'on peut parfois exclure de la lecture se sentent concernés. J'avais un peu ces prétentions-là .
C'est votre père qui vous a initié aux jeux vidéo. Dans les premières pages du livre, vous décrivez la scène où, un matin de Noël, il a quitté sa boucherie pour vous offrir une console de jeux vidéo...
Anthony Passeron : Mon père était passionné par les jeux vidéos. Cette scène dont vous parlez va être le fil rouge qui va symboliser l'union, puis la désunion d'une famille. En termes narratifs, ça m'intéressait, parce que je savais que raconter en 200 pages comment une famille passe de unie à désunie, c'est assez compliqué. Accessoirement, je pense que c'est quelque chose de très provincial, mais encore plus dans les arrières pays. Je veux dire par là que que vous ne vous réveillez pas le matin en vous disant je vais raconter l'histoire de ma famille et les lecteurs vont trouver ça passionnant. Moi, je suis toujours à la recherche d'un stratagème narratif qui va à la fois m'aider à écrire mais qui va aussi donner une singularité à mon travail. La prochaine fois, j'essaierai d'écrire un livre moins original pour voir !
Vos deux livres ont en commun un même dispositif narratif...
Anthony Passeron : Oui, j'avoue que pour les deux premiers, j'ai vraiment eu envie de trouver un stratagème narratif. C'était vraiment l'obsession. La seule chose qui change, c'est d'abord le sujet, qui, à côté de l'histoire du sida, peut paraître vraiment trivial, moins solennel. Je me sers de l'aspect documentaire comme un stratagème narratif que petit à petit, j'abandonne. Dans le premier roman, c'était 50% du livre. Là , on doit être autour de 10-15% du livre. Je pense que sans doute, je vais l'abandonner dans le prochain roman.
Et vous avez déjà en tête le sujet du prochain roman ?
Anthony Passeron : Oui, cette fois ce ne sera pas un livre sur ma famille ; j'aimerais parler du territoire, de l'arrière-pays, de son déclassement. Quand on me dit que je suis obsédé par les classes sociales, j'ai l'habitude de répondre que la classe sociale ou la classe géographique, ça n'existe pas tant que vous ne quittez pas votre milieu. Et le jour où vous le quittez, ça vous explose à la figure parce que vous ne voyez plus que ça. Vous voyez le décalage qui existe ou qui n'existe pas. Tout d'un coup, vous vous dites « Ah oui, je suis passé d'un monde à l'autre », peu importe que ce soit un monde plus riche ou moins riche.
Et vous, quand avez-vous senti ce décalage dont vous parlez, en arrivant au lycée à Nice ?
Anthony Passeron : Je ne l'ai pas vraiment senti au lycée parce que j'étais en internat avec une grande partie d'élèves qui venaient aussi de l'arrière-pays. C'est vers la fin de la fac que ça m'a paru vraiment très fort. Je suis allé à l'université de Nice comme une sorte de logique indiscutable. Et parmi mes amis niçois, alors qu'ils n'avaient pas eu de problème de mobilité pour aller au lycée, certains d'entre eux disaient qu'ils n'allaient pas à la fac de Nice parce qu'elle n'était pas assez bien. Pour nous, vu qu'on était déjà en mobilité, Nice était déjà assez loin de chez nous et ça ne nous serait pas venu à l'esprit de dire : « Non, il faut aller à la fac de Marseille ou de Montpellier parce qu'elle est mieux ». C'est vrai que là , je me suis dit qu'on n'avait pas tous le même rapport au territoire et à la mobilité.
On a appris il y a quelques jours que Jacky était sur la liste du Prix Femina....
Anthony Passeron : Oui, c'est incroyable ! Moi, j'ai toujours rêvé d'être sur la liste d'un des trois prix littéraires (le Goncourt, le Renaudot, le Fémina) pas tant parce que j'ai des prétentions, mais parce qu'en fait, quand vous êtes sur la liste, vous participez au prix des Lycéens. Ne serait-ce que pour ça, je suis content !
En tant que professeur, c'est souvent difficile de faire lire des élèves. Quand vous écrivez Les enfants endormis et Jacky, vous pensez à eux ?
Anthony Passeron : J'ai consacré quinze ans de ma vie à essayer de faire lire des élèves et il n'y a rien de plus génial que de voir un gamin qui ne lisait pas se mettre à lire. C'est sûrement pour ça que j'ai cette espèce d'obsession pour la fluidité. Souvent, mes livres perdent environ 50 pages entre le manuscrit et la publication. C'est un gros travail de relecture. C'est de l'élagage, du débroussaillage. Le pire reproche que je crains, ce n'est pas tant qu'on me dise qu'on a moins aimé ce livre que le précédent, ou que c'est moins émouvant mais c'est qu'on n'ait pas pu aller au bout du livre. J'avoue que c'est l'écueil que j'essaie d'éviter. Mon travail d'écriture, c'est un tuyau de professeurs. Il faut arriver à faire en sorte que le lecteur ressente les émotions lui-même, sans les lui imposer. C'est pour cette raison que j'essaie de garder un langage hyper sobre pour dire des choses graves, voire très graves. Et ça, c'est un peu le pari que j'essaie de faire à chaque fois. C'est un de mes enjeux d'écriture au quotidien. En tant que lecteur, quand je sens qu'un auteur appuie sur le pathos, je suis un peu gêné, parce que je me dis qu'il ne me laisse pas faire mon travail de lecteur. Il faut en dire le minimum pour que le lecteur en ressente le maximum, et c'est un gros travail.
Ce que vous dites là fait penser, dans le livre, à la scène où vous décrivez le moment où vous jouez aux jeux vidéo avec votre frère et votre cousine Emilie. C'est la dernière fois que vous l'avez vue parce qu'elle est décédée peu après. C'est une scène forcément émouvante mais vous n'appuyez pas sur le pathos...
Anthony Passeron : C'est un stratagème, parce qu'on sait qu'on s'adresse directement à l'intelligence du lecteur, c'est-à -dire qu'il a compris qu'il y a un enfant malade qui va mourir. Ce n'est pas la peine d'en faire des tonnes. Le stratagème, c'est qu'on regarde tous ensemble dans la même direction un jeu vidéo, qui, à côté évidemment de la gravité de la situation peut paraître complètement trivial, mais cela n'empêche pas l'émotion de naître. Quelque part, ce second roman est né dans cette scène qui était déjà présente dans le premier, dans le sens où, je me suis dit que les jeux vidéos avaient représenté quelque chose de très important dans ma vie. Vu que c'est mon père qui m'a offert ma première console et que je voulais écrire sur la disparition du père, je me suis dit que ça serait peut-être le stratagème narratif qui permettrait de raconter le père. C'est comme ça que le roman est né.
Le jeu vidéo permet aussi de remplacer en quelque sorte la communication parce que dans votre famille, on parle peu...
Anthony Passeron : Oui, exactement. Ce n'est pas le cas de toutes les familles, mais c'est assez récurrent, il y a des familles où on communique peu, on se fait à manger, on s'offre des cadeaux et c'est tout. Donc évidemment que l'amour du père, c'est ce partage de cette pratique du jeu vidéo. En regardant ma vie, c'était comme une évidence, je me disais que mon père m'a mis ça dans les mains et après il nous a laissé jouer seuls. Il n'a plus jamais voulu jouer et après il est parti. Donc forcément, le jeu vidéo, c'était un peu la métaphore de l'intérêt qu'il avait pour ses enfants. C'est-à -dire qu'il leur met un objet dans les mains et il les laisse seuls avec. Toute ma jeunesse a été cette frustration-là de lui dire : « mais regarde, comment les jeux deviennent beaux, comment ils deviennent plus intéressants » alors que lui, il ne voulait plus y jouer.
Votre père vous a fait découvrir les jeux vidéos. Il voulait aussi que vous sachiez vous battre et il vous a fait prendre des cours de judo. Mais là , ça a moins bien marché...
Anthony Passeron : Il y avait une grande déception chez lui et ça, c'était un thème qui n'était pas prévu dans le roman. Chaque fois que je parlais de mon père, je parlais du fait qu'il fallait être fort, costaud, surtout qu'il ne fallait pas se laisser faire. Je pense que ça venait du fait que mon père était persuadé que si je ne savais pas me battre, je ne deviendrais rien dans la vie. En même temps, c'est vrai que le seul endroit où je pouvais exprimer ça, c'était dans l'univers virtuel. C'était quand même assez paradoxal. Et ce n'est pas un hasard si le jeu vidéo est l'endroit où des jeunes un peu maladroits ou plus chétifs se réalisent. Le jeu vidéo, c'est l'endroit où si vous n'êtes pas un gros costaud dans la cour de récréation ou si vous ne criez pas plus fort que les autres, tout d'un coup, vous pouvez tout à fait vous exprimer et vous sentir à votre place. Donc c'est aussi pour ça que ça m'intéressait.
Vous continuez à jouer aux jeux vidéo ?
Anthony Passeron : Je joue avec ma fille pour ne pas la laisser seule. J'essaie de reproduire ce partage paternel. Le jeu vidéo reste quand même une sorte de patrimoine familial que je ne veux pas tout à fait perdre. Comme je dis souvent aux lecteurs : on a les madeleines qu'on peut ! Si quelque chose, si dévalorisé soit-il, demeure le lien que vous avez avec vos parents, vous ne pouvez pas l'oublier comme ça.
Anthony Passeron participera à la soirée de la rentrée littéraire organisée par la Fnac au Château de Crémat jeudi 2 octobre à 19h. Il sera entouré de Mathilda di Matteo, Olivier Adam, Sorj Chalandon. La soirée se terminera par un showcase de Camille Yembé.
A noter que cet événement organisé par la Fnac est gratuit sur inscription dans la limite des places disponibles :
