C'est ainsi mon amour que j'appris ma blessure de Fabrice Melquiot
- Laurence Ray
- 11 nov.
- 3 min de lecture
C'est ainsi mon amour que j'appris ma blessure, c'est le titre à la fois beau et énigmatique d'un texte écrit en 2003 par le dramaturge Fabrice Melquiot. Lorsque Pierre Blain lui a fait part de sa volonté de le mettre en scène, il a décidé de le réécrire. Un défi pour le comédien Julien Bodet qui livre du début à la fin une extraordinaire prestation. Nous avons vu la pièce au théâtre Anthéa d'Antibes où elle a été créée.

C'est ainsi mon amour que j'appris ma blessure est un texte âpre, fort et déroutant, qui ne laisse pas indifférent, voire qui peut irriter. Quelques spectateurs ont quitté la salle avant la fin de la représentation à laquelle nous avons assisté. Pierre Blain s'y attendait un peu. Aller au théâtre, c'est prendre le risque d'être bousculé mais aussi d'être bouleversé. Ce fut notre cas.
Quand on pénètre dans la salle, on n'aperçoit pas tout de suite cet homme assis sur un banc, tournant le dos au public. C'est quand la pièce commencera et qu'il se mettra à parler, qu'on réalisera qu'on ne s'était pas trompé et qu'on avait bien vu qu'il y avait quelqu'un assis sur ce banc. Cet homme, dont on ne connaîtra jamais ni le nom ni le prénom, fait partie de ces personnes qu'on ne remarque pas immédiatement dans la vie, alors qu'elles sont tout près et qu'on les croise régulièrement.
Tantôt assis, tantôt allongé sur le banc de cet aéroport, à côté de sa valise rouge, il s'agite, semblant chercher une position confortable, car, comme il le dit à plusieurs reprises, il a trop bu et il n'a dormi qu'une heure. Il voudrait se reposer mais lorsqu'une jeune et jolie voyageuse vient s'asseoir sur le même banc que lui, il sait qu'il ne dormira plus. Il la regarde. Il voudrait tellement attirer son attention en lui parlant. Peut-être va-t-elle prendre le même avion que lui. C'est ce qu'il lui laisse entendre chaque fois que la voix annonçant la porte d'embarquement retentit. Il la regarde, commente les faits et gestes de cet homme non loin d'eux qui achète des bouteilles d'eau au distributeur. Comme lui, il est sous le charme de cette femme. Il en éprouve même une certaine jalousie. Face au silence de la jeune femme, il ne cesse de parler, il cite volontiers Cervantès, se répète. Mais tous ses efforts sont vains, comme ceux de Don Quichotte face aux moulins à vent. Tandis qu'il parle et la regarde, la femme se déplace sur le banc ,et, parfois, d'un geste lent et précis, dégage les cheveux de ses yeux. Chaque fois qu'elle fait ce geste, un avion décolle ou atterrit. Il le constate et le lui dit.
Parfois, des voyageurs circulent autour de ce banc, munis de valises ; tous, autant que cette femme, sont indifférents à cet homme, seulement préoccupés par le vol qu'ils attendent. Tous se déplacent tandis que lui restera sur ce banc. Autour de Julien Bodet, les autres comédiens, et Mélissa Charlet en tête, semblent effectuer une chorégraphie dont il est exclu. Eux sont dans le mouvement et l'action. L'homme qu'il interprète ne l'est plus. Au fur et à mesure, il se livre et évoque la ville où il habitait avant et la femme qu'il aimait mais qui l'a quitté. Désormais il est sur le banc de cet aéroport, cherchant à capter le regard des voyageurs pour entrer en communication avec eux. C'est cette terrible solitude et cette incommunicabilité que raconte ce monologue de Fabrice Melquiot. Loin d'être facile, C'est ainsi mon amour que j'appris ma blessure est un texte qui exige de la part du spectateur une écoute attentive et une certaine disponibilité. Au début, on est un peu comme cette femme qui vient s'asseoir sur le banc : on n'a pas envie de prêter attention aux élucubrations de cet homme. Puis, peu à peu, on l'entend de mieux en mieux et on l'écoute vraiment. Quand la pièce se termine, on est sonné et on ne pourra s'empêcher, même plusieurs jours après la représentation, d'y repenser.



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