La Haine au Palais Nikaia : rencontre avec Farid Benlagha et Alivor
- Laurence Ray
- 27 mars
- 9 min de lecture
S'il y a un film français des années 90 qui a marqué plusieurs générations de spectateurs, c'est bien La Haine. Présenté au Festival de Cannes en 1995, le film de Mathieu Kassovitz est reparti avec le Prix de la mise en scène. Il a ensuite obtenu trois César dont celui du meilleur film.
Trente ans après, le film a été adapté en spectacle musical. Cette idée géniale et très audacieuse est née dans l'esprit de Farid Benlagha, producteur de plusieurs comédies musicales à succès. Les premières représentations à la Scène Musicale à Paris ont reçu un très bel accueil du public et de la presse.
Dans un mois, la tournée fera étape à Nice. Ce sera le 26 avril au Palais Nikaïa. Un événement forcément très attendu de la part de ceux qui ont vu le film mais aussi des plus jeunes, fans de musiques urbaines. En effet, La Haine n'est pas un spectacle musical comme les autres avec des titres entraînants aux accents de variété ou de pop française. Elle met à l'honneur le hip-hop, le rap et les musiques urbaines, qui, contrairement aux années 90 lors de la sortie du film, font désormais partie des musiques les plus écoutées dans le monde. Le compositeur, Proof, a fait appel à une vingtaine d'artistes pour concevoir la bande originale de la comédie musicale. Une vingtaine de textes engagés interprétés sur scène par des artistes talentueux, qui peuvent s'enorgueillir d'avoir plusieurs cordes à leur arc puisque sur scène ils chantent, dansent et jouent la comédie. En effet, le spectacle intitulé « jusqu'ici rien n'a changé », respecte la trame narrative du film et bien sûr son célèbre trio : Vinz, Saïd et Hubert qu'interprète avec talent le rappeur Alivor.
Il y a quelques jours, Farid Benlagha et Alivor avaient fait le déplacement à Nice. Ils tenaient à être présents à la projection du film La Haine proposée par la Cinémathèque pour parler du spectacle et répondre aux questions du public. Nous les avons rencontrés.

Vous avez produit de nombreuses comédies musicales. Personne avant vous n'avait pensé à faire de La Haine un spectacle musical. Comment cette idée et cette envie vous sont-elles venues ?
Farid Benlagha : A un moment donné, j'avais envie de débroussailler le terrain parce que tout ce que j'avais pu faire faire et tout ce que mes camarades du métier avaient pu faire, c'était toujours des comédies musicales autour d'histoires anciennes : Notre-Dame de Paris, Robin des bois, les Trois Mousquetaires, on utilise souvent des histoires qui sont un peu anciennes, des belles grandes légendes françaises parfois aussi ou internationales et toujours appuyées sur de la musique variété pop française. Il y a eu des super projets mais à un moment donné, moi j'avais envie de faire autre chose parce que je trouvais qu'on tournait un peu en rond et qu'on n'arrivait pas à être assez innovants. J'ai juste fait un constat simple, c'est qu'en en France et aussi dans la quasi-totalité des pays du monde maintenant, plus de la moitié de la musique qui est consommée, c'est de la musique urbaine, hip-hop, du rap et toutes ces différentes déclinaisons afro-trap, r'n'b, etc.
Pourtant, il n'y a jamais eu en France de spectacle autour de ça. Je me suis dit qu'il fallait essayer d'aller faire quelque chose sur ce territoire. Je suis donc parti de cette envie-là. Avec mes camarades Yaman Okur et Emile Capel, pendant deux ans, on a essayé de réfléchir à écrire des histoires. Puis on a réfléchi qu'il fallait plutôt qu'on utilise une histoire déjà connue, comme on l'avait fait jusqu'à présent. J'ai immédiatement pensé à La Haine parce que c'est une vraie histoire, qu'il y a un récit qu'on peut transformer théâtralement. Et puis c'est un objet culte et il n'y en a quasiment pas autour de la culture urbaine qui soit adaptable en spectacle. C'est peut-être le seul. La Haine s'est installée comme une évidence. Mes camarades ont tout de suite validé l'idée. Puis ensuite, on est allés voir Mathieu Kassovitz qui a tout de suite dit oui.
Ce fut le début d'une longue aventure..
Farid Benlagha : Oui, ça a été très long parce qu'il y a eu le Covid et on a perdu deux ans. Quand on a annoncé officiellement le projet, en juin, l'information circulait déjà parce que Mathieu Kassoviz ne pouvait pas s'empêcher d'en parler. Lorsque l'annonce a été faite, c'était un samedi et le mardi la France était secouée par la mort de Naël. Là, on a pris une énorme gifle parce qu'à la base, le film a été fait après une bavure policière en 1993. On a eu alors l'idée d'ajouter un sous-titre au spectacle, « jusqu'ici rien n'a changé ». Il fait écho à la phrase que prononce Hubert dans le film, « jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien » alors que, bien sûr, tout n'allait pas bien. On s'est dit qu'on allait faire la même chose, mais en essayant d' être un peu provocateur et contradictoire. C'est ce qui nous intéressait parce qu'il y a plein de choses qui ont changé, mais il y en a aussi certaines qui n'ont pas changé. Ce sont celles-là qu'on pointe dans le spectacle.
Le spectacle est très fidèle au film. D'ailleurs, comme le film, il ne dure pas très longtemps...
Farid Benlagha : C'est vrai qu'une comédie musicale en général, c'est plutôt long. La nôtre dure 1h30 plus 15 minutes d'entracte, donc c'est 1h45. L'histoire du spectacle est très fidèle à l'histoire du film. On a créé quelques scènes mais qui ne dénaturent pas le récit qui va du début à la fin de la journée. On a voulu ajouter un personnage féminin parce qu'il n'y avait quasiment pas de femmes dans ce film à part des soeurs qu'on voyait comme ça. Le personnage féminin qu'on a créé est dans un tableau qui est vraiment un chef-d'oeuvre. Je ne suis pas seul à le dire : toute la presse s'en fait écho. En fait, on a 3 moments vraiment phares et 3 moments clés, notamment un avec ce personnage féminin qui est la petite copine de l'un des personnages principaux.
Alivor, vous interprétez Hubert et reprenez ainsi le rôle tenu par Hubert Koundé dans le film. Comment vous vous êtes retrouvé sur ce projet ? Par un casting ?
Alivor : Exactement, par un casting. J'ai entendu parler du projet par la directrice de casting. Elle m'a dit que La Haine allait être adaptée en comédie musicale. C'est un domaine que je ne connaissais et que j'ai même découvert en tant que spectateur avec ce projet. J'avoue qu'au départ j'étais un peu réticent quand on m'a parlé de comédie musicale. L'idée que je m'en faisais, c'était un peu les contes de fées. Or, c'est totalement faux. Je me suis renseigné : il y a des comédies musicales engagées. Ce pari de reprendre sur scène un projet « urbain » mais devenu culte en France, c'est ce qui m'a intéressé. Je me suis dit autant que ça se passe avec des personnes qui ont les codes et qui ont aussi un engagement. C'est pour ça que j'ai fait le pas vers cette comédie musicale.
Qu'est-ce que La Haine représente pour vous, même si vous n'aviez pas vu le film à sa sortie en salles ?
Alivor : Pour moi La Haine c'est quelque chose qui m'a structuré, qui m'a inspiré. Ça fait partie de ces classiques qui meublent un peu les souvenirs de l'enfance. La Haine, c'est une inspiration. C'était donc important pour moi de rendre hommage à une oeuvre qui m'a fait grandir et qui m'a structuré en tant qu'artiste mais aussi en tant que personne parce que je pense que cette oeuvre-là nous sert à tous. Ca n'était pas ordinaire à l'époque de voir la cité à la télé. Donc pouvoir aujourd'hui montrer ça sur scène, c'est pour moi une manière de rendre hommage aussi à cet aspect-là.
Vous êtes rappeur et vous êtes habitué à la scène. Mais dans ce spectacle, en plus de chanter, vous jouez la comédie et vous dansez. Y avait-il une certaine pression pour vous ?
Alivor : La scène n'est pas nouvelle pour moi mais là c'est différent. J'ai découvert la comédie et la danse à travers ce projet. Je n'étais pas habitué à danser à part devant mon miroir ou dans ma chambre. Et même aujourd'hui je ne danse plus trop. En fait, ce projet m'a un peu fait ressortir toutes ces choses qu'on peut faire dans l'enfance. J'ai grandi dans une MJC. Et puis on a tous fait des kermesses à la maternelle ou à l'école primaire devant les parents. C'est un peu toutes ces choses-là que je fais sur scène mais devant toute la France maintenant !
Vous y avez pris goût maintenant ?
Alivor : J'y ai pris goût. Je me suis habitué à faire ça devant tout le monde. Je suis sorti de ma zone de confort. Je suis fier de moi.
Farid Benlagha : Et nous aussi, on est fiers de lui ! Quand on a rencontré Alivor, on savait que c'était un grand rappeur et qu'il avait une très bonne technique de chant. Mais c'est vrai qu'on était très très exigeants parce qu'il fallait faire les trois, chanter, danser et jouer la comédie. Au début Alivor a été honnête avec nous puis on l'a poussé parce que le profil nous intéressait énormément. Il y a beaucoup de Hubert chez Alivor. On ne voulait pas forcément un copier-coller mais une identité très forte. Alivor avait une identité qui nous avait vraiment marqués. Il voulait tellement le rôle qu'il s'est mis à bosser pour combler ses lacunes. Ça a duré six mois. Le casting a duré plus d'un an. Ca a été très long. Pendant tout ce temps-là, Alivor a bossé et on a vu son niveau augmenter, jusqu'à ce qu'il soit capable de devenir un vrai comédien. Maintenant, il est bluffant. Au théâtre, il y a des techniques. Il les a apprises à vitesse grand V et on a un résultat qui est incroyable aujourd'hui. Donc on est très fiers de lui !
Est-ce que vous avez rencontré Hubert Koundé dont vous reprenez le rôle ? Les autres comédiens ?
Alivor : Non, je ne l'ai pas rencontré mais Mathieu Kassovitz m'a beaucoup parlé de lui. Vincent Cassel est venu assister à des représentations à Paris. Ça a été un beau moment pour tout le monde. Quant à Saïd Tagmahoui, il est à Los Angeles donc on ne sait pas s'il pourra venir.Mais la porte est ouverte. On serait très heureux qu'il vienne. On espère aussi qu' Hubert sortira de sa tanière pour venir nous voir.
Dans le public, il y a beaucoup de jeunes qui n'ont jamais vu le film. Comment réagissent-ils ?
Farid Benlagha : On a plusieurs cas de figure. C'est vrai qu'une bonne partie de notre public, ce sont des quadras et des quinquas, qui ont vu le film. Les jeunes, eux, connaissent tous le film, même s'ils ne l'ont pas forcément vu. La magie opère toujours parce que sur scène, les artistes sont exceptionnels et que les créateurs du spectacle ont fait un boulot incroyable. C'est très, très, très innovant. On est immergés dans l'histoire. Et ce qui compte, c'est de vivre un moment et de vivre une histoire.
Vous avez dit que les artistes étaient exceptionnels sur scène. Parlons de la musique qui a une place très importante dans le spectacle. Comment le choix des titres s'est-il fait ?
Farid Benlagha : On a découpé le spectacle en plusieurs tableaux puis on a vraiment essayé de chercher des artistes dont on était convaincu qu'ils allaient être en capacité de nous écrire des textes, de nous écrire un titre qui corresponde vraiment à ce qu'on avait envie de raconter sur ce moment-là. On n'a pas eu envie de céder à la facilité de prendre des artistes qui étaient dans le top 10. Donc, on a vraiment fait un travail d'analyse et on a composé comme ça. Il n'y a pas que du hip-hop. Il y a de la musique électro. On a fait appel The Blaze, qui est un des meilleurs groupes de la French Touch, à MERCER, qui a fait le remix de Bob Marley. Il y a également -M-, Angélique Kidjo, avec mes amis Djam et TiMoh, qui sont des chanteurs algériens. On a vraiment de la diversité au niveau musical. On a mis ça sur un album. Et ensuite, c'était à nos artistes à nous de reprendre le titre et puis de le faire à leur sauce. Alivor, par exemple, pour le titre final, a donné une âme supplémentaire qui est exceptionnelle. C'est un des trois chefs-d'oeuvre du spectacle.
Alivor, pouvez-vous nous parler de ce moment justement ?
Alivor : C'est un moment fort. Le morceau a été écrit par Médine. J'ai presque appris la majeure partie des choses que je fais sur scène avec lui. Jai travaillé pendant dix ans sur scène avec lui. Le texte de ce morceau est vraiment lourd de sens. Il est essentiel. Je le trouve très fort. Pour moi aussi, c'était aussi une manière de rendre hommage à Médine, qui fait partie de mes inspirations. Ce morceau, ce n'est pas juste une musique. C'est vraiment une poésie et des messages qu'on doit donner aux gens avant qu'ils rentrent chez eux. C'est un morceau final. Et ça résume un peu tout le problème de la société. Il y a la complexité humaine, je pense, à travers ce titre. Et l'humanité qu'on a dans les quartiers populaires, qui est malheureusement décriée. Aujourd'hui, on a ce problème-là en France. Donc, pour moi, c'est important de rétablir une vérité et de mettre un peu de sensibilité et d'émotion chez nous et chez les autres.
Farid Benlagha : A la fin, les gens sortent complètement chamboulés, en se disant qu'ils ont pris une claque. Beaucoup pleurent. On vit avec ces personnages pendant une heure et demie et à la fin, il y a ce texte qui est très puissant mais qui est aussi plein d'espoir.
La Haine, la comédie musicale, le 26 avril au Palais Nikaïa de Nice.
Comentários