Eléonore Valère-Lachky est co-directrice artistique de la compagnie Anton Lachky. C'est elle qui a écrit le texte de la pièce chorégraphique « Les autres », qui avait connu un beau succès au Forum Jacques Prévert la saison dernière. Alors qu'elle est en pleine préparation de « Descendre », qu'elle vient de mettre en scène et dont la première aura lieu dans quelques jours en Belgique, elle nous a parlé de « Absurde », la nouvelle création d'Anton Lachky, que le public du Forum Jacques Prévert de Carros découvrira jeudi 27 février. Une pièce chorégraphique pleine d'énergie, aux frontières du hip hop et de la danse contemporaine.

Après le succès de « Les autres », la compagnie Anton Lachky est de retour au Forum Jacques Prévert avec « Absurde », sa nouvelle création. Pourquoi un tel titre ?
Eléonore Valère : C'est parce qu'Anton a utilisé un petit peu la démarche des artistes surréalistes. Forcément, quand on laisse la pensée aller d'elle-même, il y a toute une arborescence qui se produit. Anton fonctionne un peu aussi de cette façon-là. Comme le faisaient les Surréalistes, devant une page blanche, il laisse son esprit exploser dans toutes les directions. C'est donc plutôt la façon dont le spectacle a été conçu, qui explique le titre.
Cette démarche artistique a fait naître une chorégraphie très énergique, très intense...
Eléonore Valère : Anton est un chorégraphe qui adore tout ce qui est extraordinairement explosif ! Pour les danseurs, travailler avec lui, c'est un petit peu être plongé dans une sorte de maëlstrom d'énergie, qu'il façonne et qu'il écrit ensuite avec un geste chorégraphique très, très précis. La base, c'est vraiment une énergie assez extraordinaire de laquelle découle l'écriture. Son travail ne laisse pas la place à l'improvisation. En fait, c'est un système qui permet de complexifier l'écriture chorégraphique à l'extrême. C'est-à-dire qu'au début, concrètement, le danseur propose une phrase de danse avec un certain niveau de complexité. Et ensuite, Anton lui demande, à l'intérieur de cette phrase-là, de rajouter des couches de mouvement. Par exemple, si tout le corps bouge, c'est-à-dire si les jambes sont impliquées ou la tête est impliquée, le danseur va continuer à faire cette chose-là, mais en plus, en ajoutant le bras puis le coude gauche... On arrive alors à un niveau de coordination assez extraordinaire. C'est très difficile pour le danseur d'arriver à réaliser ça. Il y a ce mélange de puissance et d'énergie, qui est quand même toujours maîtrisé. La puissance est toujours canalisée, redirigée à l'intérieur d'un dessin qui est extraordinairement précis. Il a aussi voulu qu'il y ait tout un travail sur la lumière. Il a fabriqué une lumière à la fois très subtile, mais aussi très riche. Il y a donc beaucoup de changements. Ce travail sur la lumière est très abouti. Il suit le même mouvement dans lequel sa chorégraphie s'inscrit.
« Absurde » se situe aux frontières du hip hop et de la danse contemporaine...
Eléonore Valère : Anton a sa propre façon d'écrire le mouvement. Mais il part aussi toujours de ce que propose le danseur. Il utilise vraiment la stylistique de base du danseur puis il le fait rentrer dans son système à lui. Et pour « Absurde », il s'est entouré de danseurs venant du hip hop mais aussi du classique. C'est donc très riche en termes de propositions stylistiques. Mais ce qui est sûr, c'est que l'esprit du hip-hop est très présent. On le perçoit bien dans le résultat final. Le spectacle a beaucoup de succès auprès des adolescents, notamment. Je pense que ça s'explique aussi parce que culturellement, ils sont très proches de ce langage-là. C'est un style qu'ils connaissent par les vidéos, par TikTok, etc. Et en même temps, c'est complètement retravaillé. Dans le hip hop, il y a quelque chose de l'ordre de la performance. C'est très généreux. Tout cela est vraiment très proche de la démarche d'Anton.
Cette notion de groupe et de générosité a toujours animé la démarche artistique d'Anton...
Eléonore Valère : Je pense que ce qui a fait l'artiste qu'il est aujourd'hui a beaucoup à voir avec la façon dont il a commencé la danse, dès l'âge de quatre ans. Il a commencé avec la danse folk en Slovaquie. Et la danse folk, c'est quelque chose qui se fait toujours en groupe. C'était une façon d'alléger le quotidien du travail dans les champs. Les gens se regroupaient pour créer de la joie là où il n'y en avait pas forcément. La danse, pour lui, c'est quelque chose de collectif. Et cette joie, il la recrée toujours en studio avec ses danseurs. Elle est très communicative sur scène. La danse contemporaine peut être parfois difficile d'accès. Mais Anton, lui, veut vraiment que sa danse soit accessible à tous. Il la fait pour les enfants, pour les adultes, pour les personnes âgées. Cela vient de la façon dont il a commencé la danse, tout simplement. La danse, c'est quelque chose qu'on partage et qu'on offre. Quand il est arrivé en Belgique au début des années 2000, il a dansé un ou deux ans avec Akram Khan. Mais très vite, il a quitté la compagnie et il a créé un collectif qui s'appelait Les Slovaks, avec tous ses copains, avec qui il était arrivé au début des années 2000 en Belgique. Ils ont recréé cette espèce de contexte dans lequel la danse était à nouveau quelque chose de collectif. Ils ont fait trois créations au sein de ce collectif. Et puis après, la vie a fait que chacun est parti un peu dans des directions différentes. Et c'est là qu'il a fondé sa compagnie.
Après « Absurde », est-il en train de travailler sur un autre projet ?
Eléonore Valère : Il est en pleine création. La première aura lieu en novembre 2025. On sera au Festival de danse de Cannes. Pour l'instant, il est en phase d'écriture. C'est moi qui vais me charger du texte. Cette nouvelle création abordera les notions de démocratie et d'écologie. Donc là je vais rentrer dans la phase d'écriture. J'avoue que je suis très touchée par ce qui est en jeu actuellement au niveau mondial. La façon dont les démocraties sont menacées. Et je pense que le spectacle aura vraiment beaucoup à voir avec ça. J'ai le sentiment qu'on est à la fois démunis par rapport à tout ce qui se passe et qu'on peut, en tant qu'artistes, peut-être faire encore quelque chose. On peut se raccorder à une énergie de résistance par rapport à tout ce qui se passe. On en a besoin sans quoi le pire pourrait arriver. On est forcément extraordinairement touchés par tout ce qui nous entoure. Essayons d'occuper l'espace qui nous est donné, où on peut encore dire et partager des valeurs. Parce que je pense qu'il est vraiment question de valeurs. On a encore la possibilité de se lever. Il s'agit de le faire de toutes nos forces possibles : les forces politiques, les forces culturelles, les forces citoyennes.
Vous-même, vous êtes en plein travail. La première de votre nouvelle création approche à grands pas...
Eléonore Valère : Ce sera dans deux semaines ! C'est aussi un spectacle dans lequel il y a du texte et de la danse. C'est un solo, une comédie musicale sur le thème du sentiment océanique. J'ai eu envie de parler de la douceur. J'ai fait beaucoup de stages en pratiques somatiques, et notamment une thérapie qui étudie le mouvement du liquide céphalo-rachidien dans le corps. Il a une phase d'expansion et une phase de rétraction. Cette dernière influe sur l'ajustement des os entre eux. Ca fait comme une sorte de respiration. On appelle ça la respiration primaire. Le corps s'ouvre un petit peu dans toutes ses dimensions. Et se referme. Et se rétracte. C'est un mouvement qui est très très doux, induit par ce liquide céphalo-rachidien. Jai trouvé ça d'une poésie folle, parce que c'est comme une sorte de marée à l'intérieur de soi. C' est une sorte de rémanence de notre origine. Tout ce qui est créé, tout ce qui est vivant sur Terre, vient de l'océan. J'ai voulu parler de ce mouvement de la mer, à travers le prisme d'une relation amoureuse entre un garçon et une fille. Ce mouvement de la mer est double. On peut le retrouver dans la passion amoureuse. On a toujours cette tentation de se perdre dans l'autre, ce qui forcément comporte des risques. Tout le spectacle retrace le chemin d'une femme face à son désir, face à cette tentation. Jusqu'où va-t-elle aller ? A quel moment décide-t-elle de faire le chemin inverse ? En naissant, on est aussi arraché à cet état de fusion qu'il y a avec la mer. Et comment est-ce que nous, individus, on fait face à ça ? C'est un peu toutes ces thématiques qui traversent le spectacle.
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